Monday, July 22, 2013

Silence et contemplation // Dockwood- Jon McNaught



Ouvrir les yeux. Observer la valse d’une feuille jaunie qui tombe d’un arbre, d’un oiseau dont la forme se découpe dans le ciel, suivre la trajectoire de l’écureuil dans sa course. Voilà, entre autres, ce que nous suggère Jon McNaught dans son Automne.

Le matin, un jeune homme prend le bus, et s’arrête devant Elmview, une maison de retraite. Il y travaille comme commis et sert les repas aux résidents. Le soir, un jeune collégien fait sa ronde de distribution de journaux après les cours. Ce qui ressemble à un très bref synopsis est en fait l’histoire intégrale du roman graphique Automne de Jon McNaught. Sa couverture est minutieusement dessinée avec des motifs de feuilles d’automne rougies parmi lesquels se perd un écureuil. Qu’est-ce qui fait que cet ouvrage à la trame narrative plus que ténue ait discrètement raflé le prix de la Révélation 2013 au festival Angoulême ?

La magie opère à l’ouverture du livre. Les pages sont divisées en un gaufrier régulier sur-découpant un quotidien d’automne, qui invite au calme, à la contemplation et à l’écoute de la nature changeante à travers deux personnages ordinaires. La simplicité du scénario qui suit ces deux jeunes hommes dans la lenteur de leurs mouvements est en résonance avec la ville et la nature. Elle donne une puissance à l’ouvrage qui ne raconte pas une action vécue, mais plutôt une vie de petits riens. Le lecteur est entraîné dans une ambiance de méditation et d’observation tout au long d’un récit sans héros, un récit dont il devient le personnage principal vivant un quotidien banal au cours d’une saison familière. 

Le dessin très graphique, rigoureux, détaillé et dénué de toute prétention s’inscrit dans des vignettes bien alignées. Débarrassées d’un encrage fort et d’un cerne délimitant les formes, les masses de couleurs sont franches et nuancées par des zones d’ombres et de lumières qui prennent position sur les objets, les véhicules, les bâtiments et les personnages. Avec un choix de palettes limité, les couleurs varient entre l’orangé, le rose et le bleu pour un rendu doux, curieux et élégant. Dans certains cas, Jon McNaught parvient même à mettre au point une image à couper le souffle en utilisant seulement les déclinaisons d’une seule couleur. 

L’usage des bulles est absent tout le long de la narration. Ce choix rend service au ton et au rythme établis par l’auteur. Tout dialogue est vain. Le but de ces planches est de savourer le silence en observant le monde. Toutefois, quelques sons de la nature, des machines et de la ville nous parviennent et renforcent la dimension contemplative de l’ouvrage.

Automne, par son style graphique et l’usage de cases miniatures, rappelle parfois les planches de l’Américain Chris Ware. On y décèle aussi une affiliation avec L’homme qui marche de Jiro Taniguchi, l’histoire d’un arpenteur qui apprécie la pluie, les jardins, un bain, les lumières de la nuit...

C’est donc un retour aux choses simples de la vie que nous propose, une fois de plus, Jon McNaught, jeune auteur anglais né en 1985, dont les précédentes œuvres, Dimanche et Pebble Island, étaient déjà des histoires muettes et contemplatives. On serait tenté de comprendre ce penchant comme la réminiscence d’une jeunesse passée aux îles malouines, confins sud-atlantique de l’Empire britannique où, assurément, silence et contemplation font bon ménage.

Se retourner pour avancer // Portugal - Cyril Pedrosa




Prisonnier d’une léthargie affective, émotionnelle et productive, Simon Mucha, bédéiste parisien d’origine portugaise, est incapable de se lancer dans la réalisation d’une bande dessinée. Il décide alors d’abandonner son confort, sa maison, sa fiancée et sa vie parisienne pour partir dans une quête d’identité et de ses origines. Sa famille n’est plus alors qu’un vague souvenir, se résumant à quelques noms préservés dans sa mémoire de jeune enfant d’immigrés. Il part donc en voyage au Portugal, à la découverte de ses origines, et pour mieux comprendre son identité. Ses impressions, ses sensations et ses aventures quotidiennes finiront par être la matière première de son roman graphique, enfin achevé : Portugal, une œuvre qui mène le narrateur vers des personnes aux traits et au sang identiques à lui-même.

L’arrachement du sein familial de Simon Mucha se clarifie lorsque le personnage de son père est introduit dans l’histoire. Homme d’affaires absorbé par son travail, il préfère se mouler aux meubles de son bureau plutôt que de passer une semaine en famille. Simon Mucha, narrateur et héros de sa propre histoire, profite alors du mariage de sa cousine à Bourgogne pour se rapprocher de son oncle et de sa tante. D’autres personnages rentrent en scène et déterrent le passé avec des anecdotes, des discussions, des moments de tendresse et des disputes. Succombant à l’appel de son pays natal, Simon Mucha met le cap sur le Portugal, où nous le suivons dans une charmante maison familiale, qui le materne par son ambiance chaleureuse, le berce par l’accent du voisinage, le nourrit à son généreux potager et lui fait découvrir les promenades étonnantes à vélo. Sur sa table de travail, Simon Mucha – probable avatar de Cyril Pedrosa, l’auteur – retrouve enfin le goût de la vie, du travail et de la passion.

Il suffit d’entrouvrir ce large et épais roman graphique pour être aspiré dans une tornade de formes et de couleurs. Les planches renferment une richesse de style peu habituelle au sein d’une même histoire. Cyril Pedrosa emploie différentes techniques de dessin et de mise en couleur pour varier la narration graphique au rythme et au contenu de chaque scène de l’histoire. Le visuel passe ainsi avec beaucoup de légèreté d’une atmosphère à une autre, d’une planche aux couleurs tempérées et aux coups de crayons vifs, à une planche où le noir domine et les traits sont fragiles. Parfois, comme dans une planche où Simon et son père discutent intimement, le décor et les personnages se dissolvent dans les cases et les aplats de couleurs. L’image devient douce et les barrières tombent.

Le scénario est aussi intelligemment façonné. Bien qu’aucune action majeure n’ait lieu tout au long de l’histoire, l’auteur mène le lecteur par le bout du nez en imposant un rythme lent qui laisse le temps au plaisir de disséquer et de contempler les scènes et les décors, d’observer et d’analyser les nombreux protagonistes aux caractères fortement affirmés et sentis. Comme lors d’un voyage sans guide touristique, Portugal est une narration où on ne s’attend à rien, mais qui nous fait découvrir mille et une choses, et qui nous surprend.

Voyager et retourner dans son passé pour pouvoir évoluer fut le choix du narrateur. Cette découverte de soi fonctionne comme un roman d’initiation solitaire qui s’appuie sur la mise en abîme de l’auteur-narrateur. Cyril Pedrosa et Simon Mucha n’ont sûrement pas fini de voyager ensemble.

Thursday, July 18, 2013

Olympe, la libertine // Olympe de Gouges - Catel + Bocquet

Olympe de Gouges fut une figure emblématique de la Révolution française. Revendiquant l’égalité entre les sexes et le droit de vote pour les femmes, elle a marqué les esprits et a encouragé ses consoeurs à lutter pour devenir des citoyennes de plein droit.

Olympe de Gouges

Parmi les nombreux personnages qui ont marqué l’histoire de la France, celui d’Olympe de Gouges ne serait pas des moindres. Marie Gouze, alias Olympe de Gouges, matraque la société française en dénonçant le racisme et l’esclavage, puis en s’engageant dans la Révolution française. Ses écrits, précurseurs en 1791, revendiquent les droits de la femme et de la citoyenne. Elle demande l’égalité entre les sexes et le droit de vote. Avec ses idées inconcevables pour cette période, elle laisse indéniablement une trace dans les livres d’histoire et surtout dans les esprits féministes. 

Revenant sur la biographie de cette belle et puissante femme, Catel et Bocquet décident de nous raconter avec allégresse et justesse son ascension vers la gloire et sa retombée. À une époque où la vie n’était pas toujours facile pour une femme qui serait dans la majorité des cas illettrée et mariée à quinze ans, Olympe de Gouges prend des décisions qui changeront à jamais l’image de la femme européenne et sa place dans la société.

Marie est née à Montauban autour de 1748. Fille d’une petite bourgeoise mariée à un boucher qui daigne s’aventurer dans le lit de monsieur Lefranc de Pompignan, poète et président de la cour des aides. Marie grandit auprès de sa mère et apprend à lire et écrire. Mariée de force à seize ans à l’officier de bouche du compte de Gourgues, ce dernier a la décence de la rendre mère puis veuve à dix-huit ans. Elle décide à ce moment de mener une vie de libertinage et de ne plus jamais se lier à un homme. Elle trouve dans le personnage de Jacques Biétrix de la Rozières un amant et un protecteur. Il emmène sa maîtresse accompagnée de son jeune fils Pierre à Paris, la loge à ses côtés et lui assure une vie plaisante et sereine. Marie se fait alors appeler Olympe de Gouges. Elle exploite son amour pour le théâtre et la littérature, et fréquente les salons les plus prestigieux, ceux de Madame Helvétius et de Madame de Montesson. Côtoyant les hommes de lettres tels Rousseau, Voltaire, Mirabeau, elle réussit à faire jouer ses pièces de théâtre révoltées et engagées et se fait admettre à l’Académie française. Plus tard, elle s’embarque dans la révolution en conservant sa liberté de pensée et ses convictions contre un système rigide suite à la mort de Louis XVI. Sa fin tragique fut aussi
violente que ses attaques contre Robespierre, Marat et leurs alliés. Non seulement elle ose se mêler à la politique, 
mais elle insiste surtout sur le statut de la femme et ose proclamer que cette dernière est à la naissance égale à l’homme. Olympe de Gouges plante la première graine des revendications féministes qui perdurent jusqu’à nos jours.

Cet énorme pavé ne devrait pas susciter terreur, car venir à bout de ces pages n’est que plaisir et fluidité. Ce roman graphique se confond fortement avec un roman historique où les événements de l’époque sont habilement dissimulés, des plus importants comme le décollage de la première montgolfière, ou des plus banaux dans les scènes qui dévoilent la présence de Benjamin Franklin dans un des salons de Paris. Bénéficiant d’un éventail de personnalités importantes, de grands penseurs, artistes et philosophes, nous caressons de planche en planche les portraits des fils des Lumières de la France ainsi que de l’imposante héroïne.

Catel Muller a sans doute puisé inspiration dans les peintures du XIIIe siècle pour retracer des décors, des costumes, des modes et des ambiances où se promènent des personnages dont la morphologie est étudiée et respectée tout en restant doux et légers, fidèles au style de la dessinatrice. À l’encre noire, elle retrace des architectures, des cours, et des scènes de foules en relevant le défi de la composition et de la rigueur. En complétant le travail minutieux et consistant de la dessinatrice, José-Louis Bocquet fignole un scénario aussi fidèle que recherché. Ses dialogues se basent sur les écrits de biographes, des manuscrits d’époque, des Mémoires et des textes littéraires. Ayant précédemment visité ensemble de grandes icônes de l’histoire, comme Kiki de Montparnasse, Catel et Bocquet se prêtent encore à cœur joyeux à cet exercice qui leur procure reconnaissance, admiration et critiques encourageantes.

La magie de cette histoire réside dans le personnage d’Olympe de Gouges. Câline et coléreuse, amusante et engagée, tendre et battante, sexuelle et respectueuse, elle ne perd à aucun instant son point de mire. Elle incarnerait une femme, une vraie, celle pour qui tout homme deviendrait un fervent féministe.


Le maître des ombres // L'Etranger de José Muñoz

Aujourd’hui, L’Étranger n’est toujours pas mort. Ce classique percutant de la littérature française épouse à l’occasion de ses 70 ans le dessin magistral du bédéiste argentin José Muñoz. 
L'Etranger - José Muñoz

Sous le grand format d’un album illustré, nous sommes invités à plonger dans les univers réunis d’Albert Camus et de Munoz. Nous retrouvons le plaisir de lire et relire encore ces lignes troublantes et succombons à cette lourde atmosphère dans laquelle nous est présenté un homme étranger à lui-même et aux personnes qui meublent son existence. La tâche de José Muñoz accomplie, Meursault, Marie et Raymond se montreront enfin au grand jour sous le soleil d’Alger.

Le célèbre roman de Camus suscite la polémique à sa parution en 1942. Inspirant plus tard des artistes tels que The Cure avec leur chanson How to kill an Arab, ce roman gagne en notoriété. Il se fraie un chemin dans les listes scolaires et devient un livre culte. Décrivant le détachement d’un homme dont les événements qui ponctuent son vécu, et qui normalement devraient évoquer des émotions éprouvantes. Ce dernier, toujours impénétrable, est observateur de sa propre personne. Dans un roman qui se rapproche du journal intime, il se livre à raconter les détails les moins banals de ses activités quotidiennes. La mort de sa mère, sa relation avec Marie, les actions violentes de son voisin envers les femmes, son crime contre un Arabe le laissent indifférent. Il reste impassible et ne retient que ce qui lui procure quelques instants de joie ou d’excitation. Avec des phrases simples et courtes, Albert Camus met en scène un personnage étrangement normal auquel pourrait s’identifier tout homme adhérant à la société et intégré dans ses rituels.

Meursault a la chance de prendre forme sous le pinceau agile de Muñoz, incontournable bédéiste qui, avec son compatriote Carlos Sampayo, a déjà offert à l’histoire de la BD des œuvres essentielles, tels Alack Sinner et Le bar à Joe. Dans cette nouvelle édition de L’Étranger, il s’agit de découvrir l’œuvre fondamentale d’Albert Camus sous un autre jour, à travers l’encre affirmée de Muñoz. Suite à quelques visites à Alger, le dessinateur s’imprègne de la couleur et des formes du pays pour venir à bout des 60 illustrations qui font le tour de l’histoire. Il relève des moments-clés, comme dans le dessin de Meursault braquant le revolver qui répond à des diagonales intensifiant l’action. Cette dernière est accentuée par les plis des vêtements que la brosse de Muñoz marque violemment.

Grâce au poids de la tache noire sur le support blanc, il traduit l’éclat de l’écrasante chaleur du soleil sur les coins des quartiers, les paysages, les visages ainsi que sur les peaux des protagonistes, en appliquant un contraste qui souligne les formes. Le rapport du noir et du blanc marque les forts contrastes dus à la lumière du jour qui accable Meursault et le traîne vers des actes douteux. Sans omettre d’établir une ambiance orientale, il reproduit avec quelques touches des mosaïques dans l’arrière-plan, des architectures et d’étroites ruelles. Le pinceau de Muñoz bouge avec précision pour révéler les contours et les expressions, avec sensualité les corps rapprochés, avec délicatesse les détails ambiants et avec justesse les mouvements. Usant de compositions agressives et de gros plans sur les visages, il établit une ambiance lourde et imposante qui communique entre mot et trait. Cheveux au vent et joues creuses, le visage de Meursault retiendrait les traits de son créateur, Albert Camus.

Évoquer Albert Camus auprès des littéraires ne manquerait d’ameuter les foules. À 70 ans, José Muñoz aurait le même impact auprès des bédéphiles. Ces deux titans de l’art et de la littérature ont majestueusement été primés nombre de fois, tels le grand prix d’Angoulême en 2006 pour Muñoz et le prix Nobel de littérature en 1957 avec L’Étranger et La Peste pour Camus. Bénéficiant d’une mise en page digne du texte et des illustrations, cet album sobre et solennel renferme la force de l’instant présent, le sublime de la littérature de Camus, ainsi que l’élégance du trait de Muñoz. Un mariage fort réussi.

Éternel jeu de bras de fer // Les meilleurs ennemis - David B. + Jean-Pierre Filiu

L’historien Jean-Pierre Filiu et le dessinateur David B. ont allié leurs talents respectifs pour mettre en lumière la relation compliquée et conflictuelle entre le Moyen-Orient et les États-Unis dans une trilogie haletante et onirique.



Les meilleurs ennemis s’ouvre sur une légende orientale célèbre : celle de Gilgamesh souhaitant se débarrasser du démon Humbaba et occasionnellement s’emparer des arbres du pays du Cèdre dans le but de bâtir son temple. Pour justifier sa décision d’attaquer le territoire du démon, il considère que ce dernier menace la paix de son peuple et sa sécurité. Malgré les présages des dieux et leur mécontentement, Gilgamesh persiste dans sa décision. Cette histoire, née en Irak il y a 2 400 ans, renvoie évidemment à l’invasion américaine de 2003 qui a plongé l’ancien royaume de Babylone dans la guerre civile sous le prétexte de sauver le pays des griffes d’un tyran et avec l’objectif d’accéder à ses richesses pétrolières.

La partie suivante s’ouvre au XIXe siècle, quand l’Amérique devient un pays indépendant qui n’est plus couvert par les traités qui protégeaient les sujets de la couronne d’Angleterre. Sa flotte est alors à la merci de la piraterie « barbaresque » en Méditerranée. Washington dès lors s’emploie à ébranler par la ruse et la force l’hégémonie arabe sur les eaux de la Grande Bleue, assurée à partir des ports du Maroc, d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Progressant en terre d’Islam, la diplomatie américaine s’applique à défendre sa doctrine : sécuriser les routes maritimes, garantir un approvisionnement en pétrole et établir une politique d’alliances, voir de clientélisme, dont la relation toujours forte avec l’Arabie saoudite en est la meilleure illustration aujourd’hui. Tout comme le fut son implication dans le coup d’État de 1953 en Iran à l’encontre de Mossadegh suite à la nationalisation du pétrole.

Le pinceau insolent, poignant et cynique de David B. se marie aux propos recueillis par Filiu. Chaque case est une illustration bien garnie en messages et en métaphores visuelles. Les compositions vertigineuses comportent de nombreuses allégories, telles celles où le turban du pacha se transforme en bandeau illustré qui englobe des personnages et des récits d’où jaillissent des bras tenant des armes, des créatures au corps ressemblant à des canons et des Occidentaux à quatre pattes. Les protagonistes sont intelligemment représentés par un dessin qui révèle leurs faces cachées : Kermit Roosevelt a une lueur diabolique et inquiétante dans le regard et Ibn Saoud transpire la luxure.

Scénariste pour l’occasion, Jean-Pierre Filiu avait déjà pu apprécier l’imagination visuelle débordante de David B. – de son vrai nom Pierre-François Beauchard – qui a plusieurs fois visité l’Orient dans de précédents albums. « J’ai toujours été un admirateur sincère du travail de David, dit-il, notamment du fait de son érudition pointilleuse dans sa description de l’islam médiéval dans Le jardin armé et Les chercheurs de trésors. » Professeur à Sciences Po, historien et spécialiste de l’islam contemporain, Filiu est l’auteur de plusieurs ouvrages dont récemment L’histoire de Gaza (Fayard, 2012). Dans Les meilleurs ennemis, opus très bien structuré qu’il divise en quatre chapitres ponctués par une analogie, une ellipse, ou une synthèse, il ne ménage aucun des protagonistes, tout en restant à égale distance des deux acteurs principaux. Avec beaucoup d’aisance, il passe de la grande histoire à la petite anecdote, révélant au passage les affaires d’en-dessous de la table. Ses propos sont méticuleusement documentés et les dialogues qu’il attribue aux personnages ont été effectivement prononcés.

Ce premier tome de la trilogie couvre la période allant de 1783 à 1953 et s’achève sur le déclin des forces colonialistes qui annonce l’essor de la puissance des États-Unis. Le deuxième tome couvrira les trente années suivantes jusqu’à l’intervention américaine au Liban en 1982-84. Le troisième et dernier tome racontera cette relation toujours difficile entre la première puissance mondiale et les États du Moyen-Orient jusqu’à nos jours. De son propre aveu, Filiu est totalement plongé dans l’actualité syrienne pour mieux nous conter, avec son acolyte David B., la suite d’une histoire qui ne nous est que trop familière.


Pablo et Fernande, le maître et sa muse // Pablo Tome 1- Clement Oubrerie + Julie Birmant

Que d’artistes à la merci de leur muse. Que de merveilles conçues après l’étreinte. Les sept ans du premier amour d’un jeune peintre espagnol fraîchement installé à Paris s’incarneront dans la période rose (1904 -1906), ou les débuts de Pablo Picasso contés par la voix de Fernande, son inspiratrice. 
Pablo tome 1

Paris 1900. Le récit s’ouvre sur un Pablo Picasso qui s’initie aux joies de la ville des lumières en compagnie de son ami le peintre Carles Casagemas, alors que Fernande, en parallèle, est liée à contre-cœur à un homme qu’elle méprise. Par la voix de cette dernière, la narration suit le cheminement vers la gloire d’un Picasso happé par les galeristes et les collectionneurs qui découvrent son talent, et celui de la descente aux enfers qu’elle subit avec son mari qui la maltraite.

Leurs chemins se croiseront par la suite. Alors que le jeune Picasso, en période bleu et morose, apprenait le français grâce aux poèmes de Rimbaud, Verlaine et Apollinaire, et découvrait la malice démoniaque des Françaises extravagantes en voyant son ami Casagemas y succomber tragiquement, Fernande, réussissant à échapper aux griffes de son conjoint, devenait le modèle et l’amante de nombreux artistes de l’époque. Cette situation permet de suivre plusieurs des acteurs de la scène culturelle parisienne qui marqueront leur temps, à commencer par le poète Max Jacob au talent naissant qui deviendra un grand ami de Picasso. Ainsi, ce premier tome – dont le titre prend justement le nom du poète – de la série constituée de quatre albums raconte les débuts artistiques de l’un des plus célèbres peintres du XXe siècle et décrit les péripéties qui mènent à sa rencontre avec la narratrice, Fernande, sa future muse.

Il est sûrement intimidant de s’attaquer à ce géant de l’art et de raconter par le biais du dessin sa biographie. Clément Oubrerie relève le défi avec beaucoup de grâce et d’aisance. Son trait sensible et léger est d’une plasticité et d’une maîtrise irréprochables. Il s’investit dans chaque case et se déchaîne en combinant le fusain et l’encre. Il emprunte à l’auteur de Guernica sa liberté et sa flexibilité tout en suivant ses envies. Oubrerie explique que « ce qui est formidable à cette époque, avant Marcel Duchamp et le surréalisme, c’est qu’il restait énormément de choses à inventer dans le domaine des arts graphiques. On n’était pas obligé d’être hyperconceptuel. Même si la démarche de Picasso l’était parfois, on pouvait rester dans le figuratif sans passer pour un ringard et sans être obligatoirement ironique, comme le sont bien des peintres réalistes actuels ».

L’esprit du maître est omniprésent tout au long de l’ouvrage grâce au dessin expressif d’Oubrerie qui rapproche sa manière de représentation à celle du peintre. On le perçoit en particulier dans une case qui cadre le regard surpris de Max Jacob, dont les arcades sourcilières saillantes dénotent l’influence que l’art africain avait sur les créateurs de cette époque et dans l’œuvre du maître du cubisme en particulier. Il emprunte aussi les couleurs et les compositions des affichistes français en peignant des grandes images qui rappellent le travail de Toulouse Lautrec. 

Le récit – non linéaire – et les dialogues orchestrés par Julie Birmant nous conduisent dans une narration fluide, riche en personnages romanesques et attachants. Elle réussit à combiner des moments de joie, de liberté, de mélancolie, de violence, et décrit avec rigueur et authenticité une époque parisienne passionnante où toutes les folies étaient permises, où tout était possible.

Suite au succès de Aya de Yopougon, primé à Angoulême en 2005, et l’adaptation en BD de Zazie dans le métro de Raymond Queneau, Clément Oubrerie, en collaboration avec Julie Birmant, nous offre une fois de plus un album puissant, premier d’une série dont on attend la suite avec impatience, qui nous fait découvrir un des peintres les plus révolutionnaires de notre temps, à travers le neuvième art.



Conte orientaliste et bonne conscience // Habibi de Craig Thompson


Habibi- Craig Thompson


Habibi, roman graphique ambitieux et précieux, évoque un incunable par son poids et sa couverture sombre ornée de dorures. Y figurent les traits d’une jeune femme arabe et d’un enfant noir enlacés dans une ambiance qui fleure bon l’orientalisme et les contes des Mille et Une Nuits.

Suite aux attentats du 11-Septembre, l’œil de l’Occident se tourne une fois de plus vers le Moyen-Orient. La culture arabe et surtout la religion musulmane inquiètent. La fascination pour l’exotisme, la sensualité et les fantasmes qui émanent de la région virent au sentiment de terreur et d’hostilité. Peu après la tragédie, Craig Thompson, auteur américain encensé par la critique pour son fameux Blankets (Casterman), décide de contrer cette image négative de l’islam que les médias ne cessent de projeter. Il se lance dans un projet de roman graphique au long cours dont le but serait d’explorer la culture islamique et de la rendre plus familière au lecteur occidental. Dans un cadre oriental imaginaire, le conte qu’il conçoit s’infiltre dans les us et coutumes de la société arabe et relate une histoire d’amour née entre deux esclaves, Dodola et Zam.

Dodola mariée à neuf ans à un scribe quadragénaire, ouvre les yeux sur le monde de la calligraphie, du mariage et du sexe. Elle se retrouve esclave suite au meurtre mystérieux de son mari et échappe à l’emprise de ses ravisseurs avec le rejeton d’une captive africaine. Les péripéties les séparent et les conduisent dans une ville arabe fictive, Wanatolia, où la modernité s’est incrustée. Les deux héros devront faire face chacun de son côté à la fatalité qui s’abat sur eux en espérant se retrouver et se compléter.

Étalé sur 672 pages, le style graphique de Craig Thompson fascine à force de détails méticuleux. Les sept années nécessaires à la gestation de ce roman graphique lui ont permis de créer des compositions visuelles d’une perfection et d’une précision impeccables. Chaque case est construite avec des masses de noir et blanc en équilibre, offrant une harmonie qui invite le regard à parcourir la page et à s’attarder sur les détails. L’auteur use des ornements et de la calligraphie arabes dans les nombreux passages où il illustre des sourates du Coran. La minutie de son travail est d’autant plus ébahissante que l’auteur est complètement étranger à la langue du Prophète dont il ne comprend un traître mot. Certaines de ses images tentent parfois un rapprochement maladroit entre la religion chrétienne et musulmane. Sur une planche complète, Abraham appelle au bûcher ses deux fils : Ismaïl – en référence au Coran – et Isaac – en référence au livre de la Genèse –. Cette tentative de mettre en évidence la similitude entre ces deux monothéismes, comme la mise en valeur de la beauté de l’art islamique et des contes arabes, n’est pas innocente. L’intention avouée de Craig Thompson est de montrer le Moyen-Orient sous un meilleur jour, une étrange démarche pour un auteur qui n’a jamais mis les pieds dans la région et qui pourrait facilement être accusé de professer une nouvelle forme d’orientalisme.

On suivrait volontiers l’auteur dans son projet de façonner une histoire imaginaire dans un contexte oriental pour adoucir le regard sévère porté par l’Occident sur le monde arabe depuis le 11-Septembre, s’il n’était pas envahi de clichés et de platitude à certains niveaux de la narration, en particulier en ce qui concerne la représentation de la femme et de l’homme orientaux. Dodola, le personnage féminin principal, véhicule tous les stéréotypes de la femme-objet et est dessinée dans toutes les positions sensuelles et soumises possibles et imaginables. Les personnages masculins sont encore plus caricaturaux. Alors que l’auteur évoque le voyeurisme de l’homme blanc à l’égard des dessous de la société arabe, il ne réussit qu’à insister dans sa narration sur le devoir qui appelle les hommes occidentaux à sauver les femmes orientales de l’emprise sauvage de leurs mâles. On notera aussi certains dessins qui rappellent les toiles orientalistes telles que Le marché aux esclaves de Jean-Léon Gérôme ou les intérieurs de bains turcs et les harems célébrés par Eugène Delacroix.

Habibi est sans aucun doute le roman graphique dont tout le monde parle aujourd’hui. Si la virtuosité de l’auteur est évidente, l’ouvrage, largement plébiscité par le public, sort pourtant bredouille du festival d’Angoulême. Rapproché souvent des grands maîtres du genre comme Will Eisner, Craig Thompson aime travailler les scénarios délicats qui traitent des tabous sociaux. Son conte de fées oriental, qui mêle religion, sacré et la culture populaire des comics, prend le risque de laisser le lecteur sur un sentiment d’étourdissement, mais réussit toutefois, par sa virtuosité graphique, à procurer un plaisir continu que l’on ressent tout au long de cette épopée presque infinie.

Tintin forever - Les aventures de Tintin par Steven Spielberg

Que ceux qui n’ont jamais été embarqués dans une aventure de Tintin lèvent la main ! Près de trente ans après le décès de son créateur, l’image de ce très jeune journaliste n’a pris aucune ride. Le film de Spielberg vient de confirmer ce constat. 


Allant par monts et par vaux, bravant des montagnes enneigées, des déserts arides, des grottes périlleuses, des ruelles lugubres, Tintin se retrouve ligoté, noyé, menacé, sous la lame tranchante de la mort qui le titille dans chaque album, au tournant d’innombrables cases. Son courage et sa vivacité le tirent de bien des situations délicates. Usant de la ruse comme dans Le temple du soleil, où il réussit à effrayer le peuple inca par le phénomène de l’éclipse solaire et échappe au sort fatal qui l’attendait. Il suffit d’un cercle, d’un petit nez bien rond, de deux points, d’une houppe et d’un air de jeune ingénu de quinze ans pour traquer des voyous, capturer des trafiquants, sauver des vies et marcher sur la Lune. L’œuvre hergéenne ne manqua pas de passer bientôt sous la loupe des interprètes, des psychanalystes et des explorateurs du neuvième art pour déchiffrer la remarquable situation du jeune héros sans parents, sans contraintes du quotidien, occupant un poste de journaliste pour lequel il ne produit jamais d'article. Il arpente seul le monde accompagné de son unique ami, Milou. Ce n’est qu’à la rencontre du capitaine Haddock dans Le crabe aux pinces d’or que Tintin trouve un coéquipier jouant le rôle du faire-valoir. Cette amitié introduit Tintin dans une ambiance de petite famille exclusivement masculine à laquelle s’ajoute plus tard le professeur Tournesol, surtout après l’installation du capitaine Haddock au château de Moulinsart, à la fin du Trésor de Rackham le rouge.

Les multiples aventures de Tintin ne sont pas strictement le fruit de l’imagination de Georges Prosper Remi, dit Hergé (1907-1983), mais sont surtout basées sur l’histoire. Le personnage de Tintin, inspiré par un jeune scout danois, a vu le jour dans Le petit Vingtième, supplément pour la jeunesse du Vingtième siècle. Hergé, rédacteur en chef de la publication, lassé de dessiner L’Extraordinaire aventure de Flup, Nénesse, Poussette et Cochonnet, et après avoir créé Les aventures de Totor en 1926 dans Le Sifflet, s’engage en 1929 dans la première histoire de sa longue saga Tintin au pays des Soviets, où le jeune journaliste plonge dans les misères de l’URSS. Notre reporter favori accumulera les expériences exotiques et se retrouvera en 1930 en plein colonialisme dans Tintin au Congo, où il s’exerce entre autres à l’enseignement de jeunes Africains. La malédiction de la tombe de Toutankhamon qui toucha Carter et Camavon ne laisse pas Hergé froid. Ce dernier envoie Tintin en Égypte éclairer la mystérieuse énigme d’une sépulture, dans Les cigares du Pharaon en 1932. En 1931, suite à la fin de la guerre de Chaco entre le Paraguay et la Bolivie, Hergé nous emmène en Amérique du Sud dans L’oreille cassée. Les pas de notre héros le conduisent à Shanghai en 1934, dans Le Lotus bleu, durant la période du conflit sino-japonais pour témoigner d’une guerre et traquer un trafic d’opium. De même, il s’aventure dans les Balkans en 1938 dans Le Sceptre d’Ottokar, album prémonitoire de l’époque lugubre du fascisme pour sauver la monarchie Syldave. En 1950, L’Or noir met sur la table les enjeux du pétrole et des richesses phréatiques. Tintin n’est pas seulement à la recherche des secrets et des intrigues de son époque, il est aussi capable d’exploits à la Jules Verne. C’est donc le premier homme à fouler le sol lunaire dans On a marché sur la Lune, dix-sept ans avant Neil Armstrong.

Maître de son trait, de son langage graphique (traits simples et aplats de couleur) et de son style narratif (réalisme des décors, régularité des strips, unité et continuité des plans) qualifié de « ligne claire », Hergé établit les règles solides d’une école de bande dessinée qui fera florès, en Belgique et de par le vaste monde. Rien n’est laissé au hasard, le décor, les costumes et les répliques confirment la possibilité de la véracité des situations, ce qui rend le jeune reporter plus authentique et accessible. Le côté ludique de la création de cette œuvre réside de même dans le fait que les personnages des différents albums sont inspirés d’individus réels, qu’ils fassent partie de l’entourage d’Hergé ou du monde des célébrités. Les fameux Dupondt sont Alexis et Léon Rémi, père et oncle de Hergé ; Tchang, le jeune Chinois, n’est autre qu’un étudiant du nom de Tchang Tchong-jen qu’Hergé a connu à Bruxelles ; Rastapopoulos, ennemi juré de Tintin qu’il retrouve dans le dernier album inachevé L’Alph-Art, est largement basé sur Aristote Onassis tandis que la Castafiore est inspirée par Maria Callas ; sans oublier le chef du parti de la garde d’Acier dans Le Sceptre d’Ottokar nommé Müsstler, une combinaison entre Mussolini et Hitler.
Mises à part la force narrative et la beauté graphique de cette passionnante saga, les clins d’œil et les références ne sont pas des moindres. Pour cette raison, l’œuvre d’Hergé subit parfois une forme de censure plutôt politique lors de traductions et de nouvelles impressions. Le drapeau américain dans certains albums cède la place au drapeau rouge et noir d’un pays imaginaire, un cours de géographie dans Tintin au Congo se transforme en une banale équation de calcul, « 2 + 2 = ? », un matelot noir ligoté dans Le crabe aux pinces d’or change de tête pour devenir un homme blanc, des soldats britanniques accompagnant Tintin au poste dans L’Or noir sont transformés en Arabes arborant des keffieh. Le génie d’Hergé qui culmine dans le non-dit et dans le cadre de l’image n’a pas passé le contrôle du politiquement correct.

Malgré les règles strictes régies par les héritiers de l’auteur, Tintin a été récemment adapté au cinéma par Steven Spielberg, qu’Hergé avait jugé seul apte à traduire à l’écran. Adoptant la 3D, le célèbre réalisateur concocte un film d’animation à partir de deux albums : Le crabe aux pinces d’or dans lequel Tintin rencontre le capitaine Haddock pour la première fois à bord du Karaboudjan où il s’était fait prisonnier, ainsi que Le secret de la Licorne, où le capitaine Haddock dévoile les secrets de son ancêtre François de Hadoque, capitaine d’un vaisseau de Louis XIV.

L’histoire s’est faite ; les exploits du jeune Tintin sont terminés. En revanche, les pages de ses albums n’ont pas jauni et ses personnages ont gardé toute leur fraîcheur. Tintin continuera sans doute d’exister en tant que référence incontournable de l’âge d’or de la BD. Il restera à jamais. Pour les jeunes de 7 à 77 ans !

Sanglante note de bas de page // Footnotes in Gaza de Joe Sacco

Vous êtes invités à retourner dans le temps. En 1956 très précisément, à Gaza. Votre guide sera Joe Sacco, journaliste et auteur de bande dessinée américain originaire de Malte. Il va dérouler le fil d’un enchaînement dramatique que l’histoire a relégué dans quelque rayon poussiéreux des archives du temps afin d’éclairer les tombeaux de la mémoire collective palestinienne. Dans les creux sinusoïdaux des visages de ses témoins qu’il interroge ainsi que dans leurs regards éteints, il cherche la réponse à une question : que s’est-il passé exactement à Gaza en 1956 ?

La curiosité pour cette date particulière est nourrie par le texte de Naom Chomsky, The Fateful Triangle, dans lequel sont évoqués des incidents qui eurent lieu à Gaza lors de la crise de Suez en 1956. Envoyé en Palestine par Harper’s Magazine, Sacco profite de sa présence à Khan Younes pour plonger dans le passé trouble des lieux. Il revient en 2003 à Gaza où la suite des événements de l’automne 1956 l’emmène à Rafah. Footnotes in Gaza est donc le résultat de ces deux reportages, une première partie à Khan Younes, puis une seconde plus longue partie à Rafah. Enterré profondément dans les archives, un sanglant incident eut lieu à Rafah, ville à la pointe sud de la bande de Gaza en 1956 où 111 Palestiniens sont tués. Massacre ou morbide erreur de l’armée israélienne ?


Footnotes in Gaza de Joe Sacco

Pour Sacco, la difficulté de l’exercice n’est pas de trouver des personnes qui ont assisté aux événements, mais d’inciter ces témoins à se concentrer sur le sujet. Alors que les incidents à Gaza se perpétuent, les habitants de cette région surpeuplée n’ont pas de recul vis-à-vis des événements, ce qui rend la tâche ardue au chercheur. « Les événements sont continus », dirait un des témoins, et certains lui reprochent d’ailleurs de retourner en 1956 alors que la situation actuelle n’est pas meilleure. Le résultat de ce travail met en commun des histoires orales, des souvenirs et surtout une attitude de reportage évidente. Joe Sacco est lui-même présent dans l’histoire et rapporte ses déplacements, ses réflexions et ses impressions. Il ne manque pas d’évoquer son exaspération aux barrages qui durent des heures ou son enthousiasme pour les gâteaux au miel locaux. Dans cette histoire que l’auteur qualifie de « sombre », Joe Sacco choisit de cacher ses yeux par des lunettes. D’après lui, cela aide le lecteur à se sentir à sa place et à se transposer dans le moment de l’action. Il ne cherche pas à rendre son personnage tragique. L’histoire n’est pas à propos de ses pérégrinations dans cette ville, mais à propos des habitants. Il décide de souligner leurs sentiments plutôt que les siens.

La réalisation de cette œuvre a duré quatre ans. L’auteur avoue ne pas avoir suivi un story board préparé à l’avance et n’a pas de croquis comme référence. Sacco dessine directement avec son crayon. Toutes les images sont faites à la main. Il est donc obligé de reprendre l’image à chaque accident de dessin. Vu la perfection du trait et la quantité de lignes graphiques dans ses images, son travail rappelle la méticulosité de Chris Ware, certaines planches claustrophobiques de David B. et surtout les compositions graphiques américaines des comics, comme celles d’Art Spiegelman qui est d’ailleurs une de ses références avec l’artiste flamand Breugel et le journaliste et écrivain anglais George Orwell, ce qui n’est pas tout à fait inattendu.

Les ouvrages de Sacco ont été primés à plusieurs reprises. Ainsi, Palestine a reçu l’American Book Award, tandis que Safe Area Gorazde, qui retrace la guerre en Bosnie, et suite auquel Sacco fut nommé héritier d’Art Spiegelman par nombres de critiques, a obtenu le Eisner Award pour le roman graphique le plus original en 2001. Footnotes in Gaza a remporté le Fauve d’Angoulême, prix Regard sur le monde 2011, et a figuré parmi les finalistes du Los Angeles Times Book Prize. Après un moment de répit qu’il déclare essentiel pour son équilibre mental, retournera-t-il à Gaza ou couvrira-t-il d’autres villes déchirées par les guerres, d’autres peuples, d’autres mystères, d’autres notes de bas de page de l’histoire de l’humanité ?

La naissance d'un cygne / Polina de Bastien Vives


Polina de Bastien Vives

En l’espace de quelques albums, Bastien Vivès, né en 1984, s’est imposé comme l’une des personnalités les plus talentueuses de la jeune bande dessinée contemporaine, celle qui prend la relève de la génération des Sfar, Trondheim et autres Bravo apparus dans les années 90. Il puise dans les relations humaines compliquées et simples à la fois pour raconter à sa propre manière un bout de vie de ses héros et de leur entourage. Dans son dernier roman graphique en solo, Polina, Bastien Vivès s’inspire de la vie de Polina Semionova, célèbre danseuse de ballet classique, une des plus jeunes à avoir atteint le titre de « prima ballerina », qu’il a vue danser dans un clip du chanteur allemand Herbert Grönemeyer.

L’histoire débute sur la très jeune héroïne, 6 ans, auditionnant pour être admise à l’académie de danse du professeur Bojinski, reconnu comme un des plus impitoyables de toute la Russie. Armée de patience, de talent, de douceur et d’ambition, Polina ne fléchit pas devant la rigueur et la perfection requises, et gravit les échelons rapidement. Très vite, elle se démarque de ses collègues, et se retrouve sous la supervision de Bojinski en personne, qui ne lui rend pas la tâche facile. Sous le regard du maître qui corrige sans relâchement et avec précision chaque geste et mouvement, chaque interprétation et émotion, elle bâtit sa carrière de danseuse. « Pour moi, le pilier de cet album est la relation maître-élève », affirme Vivès. Il transpose dans l’histoire de Polina sa relation avec son père, peintre et illustrateur, qui lui a transmis l’amour du dessin et la passion pour ce métier. Il ne s’agit plus de danser pour soi, pour son plaisir personnel, mais pour synthétiser le mouvement en beauté et perfection. Chaque jour se transforme en une nouvelle épreuve pour la jeune ballerine qui grandit et perfectionne son art. Alors qu’elle poursuit ses études au théâtre, Bojinski la choisit pour interpréter un solo qu’il a chorégraphié. Mais Polina ne restera pas là. Devenue une belle jeune femme, elle décide de se lancer à l’aventure, loin de la docilité qu’impose le ballet classique, et de la Russie, pour s’épanouir et vivre des expériences qui lui sont propres à travers ses choix, ses réussites et ses déceptions. Elle suit ses instincts et envies pour devenir une ballerine accomplie et reconnue dans le monde. Suite à une invitation à une soirée organisée au théâtre où elle a passé son adolescence, elle doit faire face aux fantômes de son passé, ses amours perdues, ses professeurs, et surtout son maître.

Pour produire cet ouvrage, qui a reçu le prix des Libraires BD 2011, Vivès s’est profondément documenté en visionnant des vidéos, puisant dans des livres, observant les positions de base des ballerines durant les cours et en assistant à la somptueuse représentation de Blanche Neige d’Angelin Preljocaj. Bastien Vivès ne fait pas de compromis sur la qualité du scénario ainsi que de l’image qui s’épousent parfaitement. « Scénaristiquement, Polina est l’album le plus abouti que j’aie réalisé jusqu’à présent. J’ai beaucoup travaillé les dialogues et les intentions des personnages. Les relations entre les protagonistes portent l’histoire, lui donnent de la force », dit Vivès. Assurant un ton digne de la distinction des ballets russes, l’histoire de Polina est fluide et attachante, marquée par des moments forts, et véhicule des émotions auxquelles le lecteur peut facilement s’identifier. Entre amour, jalousie, déception, tristesse et fureur, Vivès arrive magistralement à représenter les relations humaines, comme dans ses précédents romans graphiques dont Dans mes yeux, Le goût du chlore et Amitié étroite.

Ayant prouvé ses talents aux crayons de couleurs, il adopte dans Polina le numérique, le trait contre des masses noires, blanches et grises. Ce minimalisme met en avant des regards, des attitudes, et pousse les contrastes. Un dessin qui évoque celui d’Hugo Pratt et Paolo Cossi. Le choix de la technique répond bien au thème et à l’histoire ainsi qu’à l’univers de ballerines et de salles de danse dans leur sobriété et leur élégance.

À travers ses histoires légères, Vivès traite des relations humaines, sans parti pris ni jugement, ce qui rend ses personnages attachants et ses histoires émouvantes. Ajoutons à cela son talent graphique ainsi que la finesse propre à son trait, ce jeune bédéiste n’arrêtera pas de sitôt de nous embarquer subtilement dans des bouts de vies.