Saturday, December 3, 2011

Dans les villes imaginaires

Paru dans L'Orient littéraire le 29 Octobre 2011


À la saison où les petites pluies font leur retour et que l’automne beyrouthin s’installe dans notre quotidien, nous retrouvons ce délicieux rendez-vous avec le Salon du livre francophone, 18e du nom. La bande dessinée y sera comme souvent à l’honneur, et cette semaine s’annonce particulièrement intéressante. Parmi les invités, le scénariste espagnol Antonio Altariba, auteur de L’art de voler, l’aquarelliste et bédéiste des Carnets d’Orient Jacques Ferrandez, Éric Henninot, auteur de Carthago, Jean-Pierre Filiu qui collabore avec David B sur Les meilleurs ennemis ainsi que Philippe Berthet, auteur de Pin-up. 

Dessin de Luc Schuiten


Cerise sur le gâteau, les frères Schuiten seront présents pour une performance en avant-première, ainsi que pour d’autres activités. Fils d’un architecte bruxellois, Luc et François Schuiten sont tombés dans la marmite du dessin architectural quand ils étaient petits. Luc Schuiten se passionne pour une forme d’urbanisme particulière qu’il nomme « l’archiborescence ». Sa vision consiste à relier l’homme à l’écosystème. Il dessine un futur urbain en harmonie avec la nature et transforme la ville en un organisme vivant où les murs cèdent la place à des cocons, et réinvente même des moyens de transport écologiques. Ce monde particulier et utopique est recréé en collaboration avec son frère François Schuiten, bédéiste diplômé de l’institut Saint-Luc. À 16 ans, ce dernier publie ses premières planches dans Pilote, le magazine hebdomadaire français de bande dessinée. Le dessin rigoureux de François Schuiten et les architectures méticuleusement construites dans Les cités obscures ainsi que sa fructueuse collaboration avec le scénariste Benoît Peeters raflent le grand prix de la ville d’Angoulême en 2002. Cette série a lieu dans un monde parallèle au nôtre où l’architecture est omniprésente dans des styles particuliers qu’on retrouve dans chaque tome. Les auteurs vont jusqu’à créer une population avec ses us et coutumes ainsi qu’un monde qui répond à son propre environnement, faune et flore. Bien que les scénarios fantastiques soient les préférés de F. Schuiten et B. Peeters, l’obsession des formes architecturales du dessinateur est prédominante. Sur sa table de dessin, F. Schuiten s’abandonne à main levée à tracer consciencieusement les toits impeccables des multiples tomes des Cités obscures. La science-fiction est aussi le terrain favori du visionnaire Luc Schuiten. Il participe sur certains albums dans Les cités obscures comme dans L’écho des cités. Le fruit de la soudure du talent des frères Schuiten a lieu en premier dans Métal Hurlant, magazine français de bande dessinée et de science-fiction édité par les Humanoïdes Associés. Ils publient ensemble en 2010 la série Les terres creuses, où ils dévoilent en trois tomes des mondes oniriques, poétiques et effrayants, ainsi que des écosystèmes particuliers.
Dessin de Luc Schuiten


Toujours dans les histoires de villes, mais dans un registre complètement différent, Zeina Abirached affichera sa chevelure de mouton et son sourire chaleureux au Salon du livre. La ville qu’elle raconte n’est autre que Beyrouth. Elle retrace à travers ses souvenirs sa ville natale et réussit brillamment à les relater grâce à son dessin minutieux en noir et blanc, riche en éléments graphiques. Ses livres évoluent sur un ton frais, naïf, avec une pointe d’humour et beaucoup de poésie, et renferment chacun une partie de son vécu dans son quartier beyrouthin, ainsi que son rapport aux événements, à sa famille et aux personnes qui l’entourent, comme dans 38 Rue Youssef Semaani, Mourir, partir revenir, le jeu des hirondelles et Je me souviens Beyrouth.

Son dernier roman graphique Agatha de Beyrouth détient une histoire particulièrement amusante de par sa conception et son exécution. Créé à quatre mains avec Jacques Jouet, Agatha de Beyrouth est le fruit d’un enchevêtrement entre mots et dessins. Dans le cadre de Beyrouth, capitale du livre en 2010, Zeina Abirached et Jacques Jouet reprennent une expérience dans laquelle ce dernier s’est déjà trempé, en écrivant et publiant un roman-feuilleton, Agatha de Paris, sur lequel il s’est penché pendant quatre jours. Cette tentative est donc relancée à Beyrouth avec la dessinatrice libanaise, où les deux artistes se sont acharnés sur leurs tables de travail, côte à côte, observant à travers un écran ce que l’autre produit, improvisant l’ouvrage, et cela pendant trois jours. La plume de J. Jouet déclenche le pinceau de Z. Abirached qui répond du tac au tac et, de fil en aiguille, ils fignolent les détails du récit et de l’illustration qui fusionnent sur le support blanc. Simultanément à la performance, les spectateurs avaient l’occasion de suivre le processus de réalisation de l’ouvrage projeté sur écran. Jouet présente son personnage fétiche, Agatha, à ceux de Z. Abirached, Ernest Challita et Chucri que nous avons eu le plaisir de connaître dans Mourir, partir revenir, le jeu des hirondelles. Les péripéties du récit ont lieu dans un endroit précieux à notre ville, l’immeuble Barakat connu sous le nom de Maison Jaune. Les 24 épisodes d’Agatha de Beyrouth sont finalisés dans cette ambiance plaisante qui reflète le contenu de l’œuvre, plus tard adaptée en livre sans aucune retouche ni correction.

Qu’elle soit imaginaire ou réelle, à travers le dessin ou notre regard, la ville nous donne encore une fois l’occasion de secouer notre routine, le temps d’une semaine de retrouvailles avec le livre, d’aiguiser nos connaissances, d’enchanter notre vue et d’assouvir notre curiosité. Ce rassurant petit rituel annuel nous rappelle que tout est beau dans le meilleur des mondes.
Dessin de Zeina Abirached



BD à Libido

Paru dans L'Orient littéraire le 6 Octobre 2011




Dessin de Milo Manara





Sous des piles de bouquins, dans les sections plutôt discrètes de certaines librairies, se cachent des cases de bandes dessinées pas toujours orthodoxes. Depuis que cette forme d’expression est née, les dessinateurs laissent hasarder leurs crayons dans des zones chaudes et humides de leurs fertiles imaginations. Des images couchées noir sur blanc qui contredisent la naïveté des plus célèbres héros du genre. Des iconoclastes qui n’ont pas froid aux yeux n’ont pas hésité à détourner nos compagnons d’enfance. Ainsi, notre bon Tintin s’abandonne aux plaisirs de la chair, tandis 
que le capitaine Haddock est sous les jupons de la Castafiore. Gotlib n’épargne pas Le petit chaperon rouge qui s’autorise une partie de jambes en l’air avec le loup, ni même Cosette qui administre une superbe fellation à Jean Valjean. Dans un autre registre, George Lévis, auteur du sympathique Club des cinq nous fait découvrir dans Liz et Beth, des scènes d’homosexualité féminine et de ménage à trois. Pendant ce temps, Allan Moore dévoile la sexualité d’Alice dans Alice au pays des merveilles, Wendy de Peter Pan et Dorothy du Magicien d’Oz, dans The lost girls. La liste est longue et inépuisable.

Mis à part le détournement des classiques, le 9ème art a toujours savouré l’érotisme et la sexualité. L’absence de censure en Italie et la révolution sexuelle ont permis dans les années 1960 l’éclosion d’un magnifique corpus dont les femmes sont les héroïnes. Guido Crépax qui, d’après Wolinski, dessine les plus belles fesses de la BD, réussit brillamment les adaptations littéraires telles que Emanuelle d’Emanuelle Arsan, Justine de Sade et Histoire d’O de Pauline Réage, préfacée par Roland Barthes. Magnus lui aussi ne reste pas froid à l’élégance des femmes. Il reproduit un univers où la pornographie est dissimulée par des corps délicats, précieux et élégants comme dans Les 110 pilules, une adaptation de la littérature chinoise. Dans la même veine, l’incontournable Milo Manara reste roi, avec ses nymphes aux jambes interminables, au regard langoureux, aux lèvres pulpeuses et à la moue mélancolique. Le déclic,  une de ses œuvres les plus célèbres, encense le fantasme masculin de domination. Les déviations sexuelles ne sont pas en reste : Amis du bondage, Leone Frollo offre un spectacle apetissant de corps dans des postures qui rappellent Araki. Certains dessinateurs vont jusqu'à créer des êtres surnaturels. La bombe Druuna de Serpieri en est l’exemple le plus éloquent. Les scénarios de ces ouvrages et les personnalités qui les peuplent ne représentent pas toujours la complexité de l’être et ne relient pas la sexualité au monde réel. Les femmes qui nous sont offertes en spectacle ne peuvent être approchées que dans ces albums qui transmettent un érotisme idéalisé d’une perfection plastique que le cinéma n’a jamais pu atteindre.

L’inimaginable est accessible au pays du soleil levant, où le Hentaï (manga érotique) monopolise le tiers de la vente des romans graphiques. Écolières suaves et aguicheuses aux poitrines cyclopéennes, monstres concupiscents, ligotages, relations amoureuses brutales, éphèbes : Tout y est pour ébranler le plus puritain des moines. En Europe, l’érotisme connaît un tournant avec un certain genre qui prend une importante envergure : l’univers de la BD touche la sphère de la science fiction et donne naissance à des œuvres intemporelles. Barbarella de Jean Claude Forest serait le premier album de BD érotique paru en 1964 suite à sa publication en feuilleton dans V magazine. Barbarella, a des aventures avec des machines et des robots. Jane Fonda l’incarnera au cinéma où dans une scène culte, elle serait prise dans un engin à torture qui vient à bout de sa victime par l’orgasme perpétuel. Enki Bilal possède l’un des dessins les plus clairs des contemporains. Ses personnages vivent dans un monde futuriste,  un genre de ville froide et métallique. Ils sont souvent dans des positions chaudes mais atténuées par la dominance glaciale de sa couleur de prédilection, le bleu. Moebius de son coté fignole des images étranges ou le fantastique épouse le réel. Il affirme d’ailleurs  que « le dessin est un acte sexuel. Son grand intérêt est d’ailleurs d’être hermaphrodite. »

Aux antipodes de cet univers sophistiqué, Reiser amuse son public avec ses dessins cochons, dégoulinants et lubriques, mordus d’humour et de vulgarité. Son personnage le plus célèbre n’est autre que le Gros Dégueulasse. Il arbore un trait tendu,  précis et bestial, jeté sur le papier avec des taches de couleur pour un effet mouillée. Bien qu’absent de la plupart des dictionnaires de bande dessinée érotique, Jean Marc Reiser reste un des pornographes les plus adulés de notre époque. Avec beaucoup d’audaces et de légèreté, il affiche le premier phallus représentant Jacques Chirac sur la couverture de Charlie Hebdo. Il dessine l’homme et la femme comme ils sont, dans des situations qui reflètent l’humanité la plus basique. Pareil pour Wolinski, fils de la presse, brille dans cette catégorie. Dis mois que tu m’aimes affiche des situations marrantes ou la femme est abusée par son homme en mendiant quelques mots d’amours. D’ailleurs, un de ses albums s’intitule Je ne pense qu’à ça ! Et apparemment, il n’est pas le seul. Les américains aussi en font fixation. Robert Crumb, est considéré comme le père de la BD érotique américaine, et s’occupe de la production et de la vente hors circuit de ses Zap Comix, arborant vulves et érections. Ses héritiers dont Adrian Tomine, David Heatley, Daniel Clowes ainsi que Charles Burns dans Black Hole grattent toujours au delà des tabous et des stéréotypes.

La bande dessinée contemporaine s’intéresse de plus en plus au vécu et aux expériences personnelles. C’est le cas de Frédéric Boilet, qui étale ses relations intimes durant ses années japonaises. Dans L’épinard de Yukiko, on est très souvent en caméra subjective, contemplant avec lui le corps de son amante. Sa rencontre avec Aurélia Aurita fait basculer les rapports. Il devient le personnage de sa petite amie. Cette dernière consacre sa carrière de bédéiste avec Fraise et Chocolat le récit piquant, impertinent, et émouvant de ses amours et de ses ébats avec Boilet. De son coté Craig Thompson évoque dans Blankets, son adolescence, ses conflits avec la religion et ses premiers amours et Debbie Drechsler traite avec Daddy’s Girl son expérience incestueuse. Le sujet peut aussi être relaté dans le récit mais pas dans l’image. Marjane Satrapi s’en délecte racontant des Broderies les unes plus cocasses que les autres révélant les faces cachées de la société orientale.

Suite à des époques fluctuantes entre amis et ennemis de la bande dessinée érotique, entre relâchement des mœurs et puritanisme, ce genre de narrations séquentielle oscillant entre censure et encensoir eu ses moments de gloire ainsi que des années de timidités. Nous osons penser qu’il pointe son nez chez de plus en plus d’éditeurs. Coquins, à vos libraires!